U
ne grande partie de mes toiles sont la conséquence de ma pratique de balades régulières en altitude.
D
ans la nature, l’eau, l’air, la roche, le marcheur sont sur l’étal d’une lumière coupante et ardente, à moins qu’ils ne soient étroitement enveloppés par le brouillard ou réduits par un ciel bouché. La balade se fait sinon dans la fusion du moins dans une indistinction sans recul. Une perception nouvelle de l’espace, des sons, des odeurs montre que la merveille de la montagne est aussi celle d'un voyage dans un corps sans dimensions. La parole qui s’éfface ouvre à une saveur particulière de silence qui se retrouve aux meilleurs moments de l’atelier.
Certaines des sensations vécues au cours de ces marches et bivouacs solitaires s'avèrent suffisamment fortes pour marquer ma mémoire et me libérer du souci de reproduire ou de décrire. A l'atelier, ma préoccupation va aux contraintes du matériau, à ses réactions sur la composition. C'est sans visée préalable que peut surgir l'évocation d’un moment intense de balade lorsque la toile est déjà avancée, ou après-coup et de manière allusive..
L
e prétendu désert minéral est bien le contraire d’un vide extérieur et intérieur. Mon attention n’est pas dédiée au néant de la présence humaine, elle vise à une nudité et à une simplification plutôt. La présence s’incarne au final par le regard du spectateur qui fait du tableau la projection de son propre corps.

Le spectateur n’a pas à tenir compte des contraintes qui ont motivé mes gestes. Sa liberté est d'effectuer indépendamment ses échappées imprévues au travers des compositions abstraites :

• celles-ci en général présentent leur frontalité sans ligne d’horizon, qui peut évoquer autant la verticalité que le surplomb,

• une exécution ou les reliefs sont fortement accentués renvoie aux jeux de la lumière sur le tableau,

• ma dernière évolution est à la proximité des tons, à leur faible saturation qui favorise une approche sensible et les bascules d'une lecture subjective.

Face à une peinture nous ne sommes jamais les mêmes. C'est une richesse que chacun les perçoive différemment selon les instants. Je n'y vois pas de contradiction à mes propositions ouvertes.

L
e spectateur fait le tableau. Ma propre imagination cesse là où commencent la richesse et le mystère de ses parcours de hasard.
J'envisage mes toiles comme une piste que je lui propose pour qu’il y lance ses propres dés.
Bernard Jeufroy Mars 2012